À Marie-Claude
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Inventaire…
avant fermeture possible.
A force de soulever des pierres, de monter des cairns, de tracer des
spirales géantes dans les sables, mon corps s’était abîmé et je
souffrais souvent.. Mais il m’arrivais certains jours, d’avoir mal
nulle part , d’avoir vingt temps dans ma tête, sans pour autant en
chasser cette idée fixe d’être programmé pour une existence
courte.Certains de mes amis, avaient réussi leur suicide. Pourtant,
jamais dans les dangereuses falaises maritimes de Ty Bihan, je n’avais
pensé au grand saut, ni à la chute fatale.
Voilà que j’allais
bientôt avoir 78 ans. Une provocation que de l’avouer , de nos jours,
dans une société qui ne rêvait qu’à nous enfermer pour cause de
vieillesse constatée, afin de nous protéger du Covid19. C’était trop
irréel.
Aucun oiseau de mer ne me le faisait remarquer et
j’aimais leur compagnie. Non, çà venait en douce, dans la conversation
de mes semblables, en pleine rue, au moment où je m’y attendais le
moins.
- Je me demandais en vous regardant, qui était ce petit
vieux voûté qui sortait du brouillard en approchant vers moi,
lentement .
Toujours bien appuyé, le propos, pour faire mal. Un
coup de poing verbal dans l’estomac, pour te remettre à ta place et te
déstabiliser.
Concernant mon âge, si quelqu’un me le demandais,
j’avais quelques trucs à servir au curieux. Je portais sur moi, une
ancienne boussole en laiton, offerte par Billie, en 1958, dans notre
première course en montagne, dans les Alpes. Elle était guide de haute
montagne et moi, novice. En montrant ce bel objet au curieux, je
précisais que j’avais juste 16 ans, Billie, dix de plus. Avec ça, le
curieux trouvait facilement mon année de naissance, puis mon âge
actuel, s’il le voulait. Je ne livrais rien d’autre pouvant le mettre
sur la piste.
Chantier.
Question réparations nécessaire durant
cette longue route, j’avais confié le gros du rafistolage, à quelques
chirurgiens habiles : 18 centimètres en travers du cou, 25 cms sur le
thorax et 26 cms, sur la colonne vertébrale. Je ne comptais ni la
fracture du crâne qui n’avait pas laissé de traces, ni la paralysie.
Une fois fermé, mon corps tenait encore un peu et ne prenais pas
l’eau.
J’avais aimé et voulu, une vie marginale, ne craignant ni d’être mis à l’ombre ni les barreaux.
Et pourtant, pendant tout ce temps, ce que j’avais pu aimer, ma
brune aux yeux bleus. Nous avions un cœur pour deux et la grande
envie de faire de beaux enfants. Ceux qui ne le comprenaient pas,
décampaient vite.
Les gens en bonne santé qui se sentaient éternels
sur leur tas d’or flattant leur cupidité, ne se lassaient pas de
consommer, au détriment de notre planète et je les fuyais. Qu’aurais-je
eu à leur offrir ? Rien.
La santé, je ne l’avais jamais eue, ni
la fortune. Juste la rage de vivre. Pour être aussi vieux, j’avais dû
passer en maille, plusieurs fois. Trouver le filon pour ne pas
crever de faim. J’avais déjà profité dans ma jeunesse sacrifié, d’un
temps extraordinairement libre pour apprendre un peu,quelques tours de
main, en la matière. Si souvent battu et enfermé que je me disais ‘
tout ça n’existe pas. La douleur, le chagrin,mais si, elles
envahissaient ma vie.
Plus tard, j’avais tellement de souvenirs à
oublier que je devais faire le tri. Je ne pouvais pas me la raconter
ma vie, elle était suffisamment riche en incidents et il fallait
l’assumer, même devenu vieux. Que veux-tu, c’était comme ça.
Les
autres, les riches avec leurs matelas de fric, ils faisaient des
conneries, aussi, ils tombaient, mais ils se relevaient, facile, les
poches pleines.
Moi, à chaque fois, j’y laissais ma place, quittais le patron, pour lui avoir demandé trop.
Un peu raturé le petit homme, mis en marge de la société,
automatique et sans regrets. Par ici la sortie. Des multiples entrées
par la case prison, sans jamais y habiter, ils ne comprenaient pas ,
les bourges. Les taulards, selon eux, il fallait qu’ils pourrissent,
au trou, au mitard de la zonzon. Aux oubliettes pour toujours.
Je pensais le contraire et j’agissais.
Les emmerdes n’avaient pas traîné. Coupées, les subventions
officielles. Je m’en foutais, j’existais ailleurs, en land art, pour
mon aimée, pour eux, les bannis, pour moi, un peu. Le reste
importait peu.
Les falaises de Ty Bihan, faisaient face au Mor
Braz. Pleines de danger, et pour moi, un lieu d’inspiration. Ici, je
n’étais jamais tombé, protégé par une putain de chance. Çà
compensait la poisse qui me collait ailleurs.
J’élevais des
cairns dans ce territoire, devenu mien. Des petits, des minuscules,
des solitaires, guetteurs de marée, des grands, avec leurs feux de
solitude, des très grands qui provoquaient le ciel. Des familles de
cairns, en multitude. Au départ, c’était pour vivre une nouvelle
expérience. Et puis en Mor Braz, la lumière n’était jamais la même.
J’aurais voulu, ne pas dormir. Au milieu de ces cairns, je me sentais
en sécurité. Et puis, je pouvais leur parler de ma belle aux yeux
bleus sans qu’ils se lassent. Allez donc trouver meilleure compagnie.
Roger Dautais
Route 78
Photo : création land art de
Roger Dautais " Solitude en Mor Braz " pourChristian Cottard
Morbihan - Bretagne