
à Claude Lelouch,
homme de coeur et d'images...
Je suis mort, déjà.
La nuit termine de remplir mes yeux, d'étoiles. Le boulanger n'ouvrira pas ce matin. Il est parti, très loin, avec une chatte andalouse.La boulangère, elle pleure sur ses gros seins, et je les regarde au travers de sa blouse. J'ai six ans, la guerre est à peine terminée. Le rationnement nous rend affamés. La bretagne, elle aussi, a ses ruines, elles sont mes terrains de jeu.La moitié de mes copains ont leur père en prison. Collaboration, alcool, bagarre, à chacun sa croix.
Depuis qu'il est rentré de déportation, le tonton théo est presque muet. Il élève des chêvres, des biquettes dont il donne le lait à boire à mes cousins. Ce sont de vrais paysans. Il est toujours malade, Théo. Il rend tout le temps. Je dis qu'il rend sa mauvaise vie, lui si pacifique, si pacifié et qui n'en veut à personne. J'ai l'impression qu'il a avalé un bout de barbelés dans les camps, en Alemagne, car il crache le sang.
Moïse, son frère, dit qu'il est marié avec une pingre. Je connais déja l''arabie", à cause des copines à Mado, mais la pingrie, connais pas, pourtant, sa femme, ma tante, elle est blanche et grosse. Je traine dans la rue des bordels. Le 3 ème Rima n'est pas loin. Les filles nous ont adoptés. Je joue aux billes sur le toit des garages avec Maurice. Les toits donnent sur les fenêtres du bordel. Quand Mado fait une passe, elle nous chasse de là.
Maud, qui est la cousine de Maurice est plus grande que nous. Moi, j'aime Esther, mais je ne lui dit pas. Elle a bien 12 ans , comme Maud d'ailleurs, elles sont jumelles. Dans ce temps là, certaines mamans faisaient leurs enfants par deux. Je sais pas pourquoi. Mado tapine devant le bar de l'étoile, mais elle" monte", dans l'établissement d'à côté. L'été, on fait de la caisse à roulettes dans la rue Sallegourdine, parce qu"elle est en pente, comme le gosier de Daniel, le patron de l'Etoile. Maurice est tranquille, son père est parti toute la semaine. Il est forain et vend des toiles cirées. C'est un brave homme, il lit Mein Kampf ! La mère de Maurice, elle fait monter ses amants par l'escalier de bois qui est au-dessus du placard ou mon père m'enferme. Elle est belle la mère de Maurice, avec ses manteaux de foururre, on dirait une chatte, tellement elle est douce.
Les hommes l'aiment bien et puis, avec elle, c'est gratuit, tandis qu'avec Mado, faut payer. Les vieux de l'autre guerre, la vraie, comme ils disent, ils emploient un drôle de nom pour l'apeller : "putain" qu'ils disent.
Un jour, on est allé avec Maurice, au bar de l'étoile. Mado, elle était assise sur un grand tabouret en bois, devant le bar. Elle sirotait une menthe. "Bonjour putain", qu'on lui a dit, comme ça, pour essayer.. Elle nous a attrapé et foutu une giffle à chacun. Petits morveux, foutez-moi le camp ou je vous égorge, qu'elle nous a dit. Elle avait fait le geste d'égorger, comme pour le mouton, devant la gorge. Une folle.
On est allé, avec Maurice, se plaindre à la Tante Marie, qui elle aussi, était folle , sans le savoir, ce qui est normal. On lui a tout raconté. Elle nous a foutu une beigne et j'ai fini dans le placard. Moïse, c'est mon père, il est venu me chercher là-dedans et il m'a foutu une dérouillée dans la salle à manger. Forcément, j'avais insulté une de ses copines. Pauvre Moïse,comme il avait honte de moi et comme il m'aimait avec ses poings. Je crois que c'est là, oui, c'est dans les années 47, 48, que je suis devenu rebel. Je me disais, plutôt crever que de cèder. Mais à six ans, on cède sous les coups. C'est juste le corps, au début, il s'absente, dans les pommes. Après c'est l'esprit qui se barre.Ce que j'ai pu avoir envie de mourir dans cette putain de vie ! Où il est encore barré ce con que je lui foute une trempe, qu'il disait Moïse. Vous pensez bien que je filais, au moins dans la journée, dans la rue, avec mes copines les tapineuses.
Et dire que maman, elle savait tout ça, sans rien dire, sauf, à la fin de sa vie quand elle a eu son cancer, pour mourir. Là elle m'avait tout dit, mais à six ans, je ne savais pas que je serai devenu grand, comme mon père Moïse, que je serai devenu militaire, caporal-chef au 3 ème Rima et que j'aurai passé mes nuits de jeune homme dans les bordels de Nancy.
Maintenant, au vingt et unième siècle, c'est plus pareil. Il n'y a plus de Mado, plus de bars avec des tabourets de bois, plus de femmes soumises et battues, plus de prostituées, plus de bordels, plus l'alcool, plus de drogue, lus de collabos, plus de prisons, plus de guerres, plus d'enfants morveux, plus de pauvres, plus de quartiers pourris. Non, le monde est beau. Ils nous le serinent à la TV , les beaux journalistes de Paris et puis même quand il pleut de la misère sur nous, ils nous disent que le soleil, il brille. Les gens, gagnent au Loto, le Président grandit la France, les ministres sont bien habillés et sentent bon, les premiers ministres sont à la barre, fiers comme des commandants de ferries, les Mado présentent la météo, parfois deviennent médecin. Ah ! comme je les aime et les respecte, celles là !
Tout est bien dans le meilleur des mondes. Nous avons nos doses de vaccins H1N1 d'arrivés en France. Bon Dieu, de quoi se plaint-on !
Je reprends mon histoire avec la boulangère.
- Tu voulais quoi, petit...
- Un pain d'quat' liv' M'dame.
- Mais tu vois bien que c'est fermé ce matin.
- J'sais m'dam. Mais j'ai faim.
- Mange une main, garde l'autre pour demain...
Elle n'a pas su dire autre chose au petit affamé que j'étais. J'ai regardé ma main. Trois semaines après, j'étais devant une psychologue. En fait, des pains, des miches, trop ou pas assez, c'était ça mon problème. J'en suis toujours là!
D'ici, je revois l'enfant que j'étais, repartant chez lui, prendre des coups encore des coups, courber le dos, nourrir sa haine pour ne pas crever tout de suite et rêver, malgré tout de mourir. Les chattes du boulanger, je les connassais bien, à la porte du bordel, Maghrebines ou Bretonnes, Parisiennes ou d'ailleurs. Elles étaient mes mamans, mes rêves. Je ne pouvais rien faire d'autre que de les respecter, les aimer, et pourtant, je suis devenu un homme.
J'aime Edith Piaf, cette gosse des rues qui traîna dans le Vaugueux , quartier mal famé situé à deux pas du port de Caen. Les restau chics ont remplacé les tapineuses. Piaf était une dame. J'aime cette chanson " La Foule" . Elle accompagna mon premier amour, Gaby, la fille d'un Directeur d'école laïque. Ce fut mon premier bal et la première fois ou je perdis ma "fiancée". C'est redoutable , un bal. Ces amours enfantines m'enlevaient du chaos. Sauvé par une femme, enfin , une adolescente, comme moi à l'époque. Nous savions déjà que nous aurions des enfants et combien exactement. Elle m'embrassait avec la langue, je n'avais jamais connu pareil émoi. Notre grand amour dura 3 mois. Elle partit avec un autre, de l'Ecole Normale , où elle entra, l'année suivante. Gaby joua du tuba dans la fanfare de l'école et vint défiler dans ma ville à la fête de la jeunesse. Qu'est-ce que j'ai pleuré en la revoyant. Elle était si belle quand elle jouait du tuba.
Les gens cherchent toujours le rapport qu'il y a entre ceci et cela, le début de cette histoire et la fin, entre 1942 année de ma naissance et le 6 octobre 2009, pourquoi, j'écris la nuit, au lieu de dormir. Les gens veulent tout savoir, mais pour en faire quoi. Et si tout cela n'était qu'une pure invention d'écrivain, impossible je n'en suis pas un. Les experts le disent. Et si je dédie cette page à Claude Lelouche que je ne rencontrerai probablement pas, malheurusement c'est qu'il y a une raison.
Il y a 15 jours ou trois semaines, je faisais parti d'un groupe de "touristes" visitant, avec une charmante guide, les falaises des Vaches Noires à Villers sur Mer. Site remarquable. Je marchais dans ce groupe de 85 personnes , en compagnie de Marie-Claude. Arrêtés pour ecouter un commentaire sur les fossiles, je suis abordé par un homme et sa femme, ils se disent parisiens et habitués du lieu. L'homme me montre une verrière à chapeau pointu, sorte de kiosque à musique, perché sur le haut des falaises, au dessus du vide. l'homme me dit :
- c'est à Lelouch. D'ailleurs, il a sa propriété au-dessus de nous, une grosse maison, genre manoir.
- C'est quelqu'un Lelouch, lui dis-je. Personnellement , je trouve qu'il n'a pas assez été récompensé pour son talent, vous ne trouvez pas ?
L'homme se tourne vers moi et dit
- Il n'a que ce qu'il mérite. D'ailleurs, tous ces films sont pareils.
J'ai éssayé quelques mots et et j'ai vu que j'en avais ferré un de con, un vrai, bien balourd, comme on est tous, parfois. Mais là, j'avais la rage. Marie-Claude qui est plus sage que moi m' a dit
- " laisse tomber".
C'est ce que j'ai fait et nous avons terminé notre excursion sans plus adresser une parole aux parisiens. Je me suis dit, je raconterai cette histoire cela même si ça ne change rien.
Lelouch, Piaf, Mado, Moïse, Maurice, Roger, Jeannette, Edith, et l'autre naze avec son chapeau de brousse kaki sur la tête, là qui bêtifiait et répandait son fiel sur le sable de Villers au pied des falaises des Vaches Noires, c'est quand même l'humanité rassemblée. Claude Lelouch il ne parle que de cela, de l'humanité, dans ses films.
Je l'en remercie encore, ici. J'espère que ces quelques lignes lui parviendront, en signe de reconnaissance pour ce qu'il "est" au monde.
Roger Dautais
Les Falaises des Vaches Noires
LE CHEMIN DES GRANDS JARDINS