En hommage à Youenn Gwernig |
À Marie-Claude
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Au
croisement des impossibles,
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Ce
sentiment d’étrangeté que j’éprouvais dans certains paysages,
était souvent lié à une disparition. Celle d’un être cher,
d’un animal proche de moi, d’un souvenir tenace. Alors, je
sentais monter en moi, une mélancolie si souvent reprochée et
intimement liée à mon enfance. Si je m’étais tant perdu,
pendant cette longue et douloureuse période de ma vie, c’était,
avant tout, pour fuir. Je n’avais pas les armes pour me
défendre.
Très souvent livré à moi-même, c’est dans la rue que je
grandissais, avec mes amis, Titi, Édith et Maud. On naviguait à
vue, sans grand repère, dans les parages du bar de l’Étoile. Je
payais le prix fort pour mes bêtises, certes, nombreuses. Je
n’avais rien appris des coups, des enfermements, des privations,
des humiliations que mon père croyait nécessaires à mon
éducation. J’en avait tiré une profonde haine pour
l’injustice.
A
gueule ouverte, je criais ma peine et la détestation de ma vie,
dans les docks situés derrière la gare ferroviaire. Le noir,
absolu, était seul capable de m’entendre sans m’en vouloir.
Je
me trouvais vivant, au croisement des impossibles, espérant les
beaux jours qui ne viendraient jamais durant cette enfance
maltraitée.
Le
monde sortait de la guerre. La soldatesque accédait à la
parentalité, élevant sa marmaille, , à la dure. Je connaissais la
faim, la tourmente. Une tristesse égayée par des fugues.
J’étais
rebelle à toute autorité brutale. Je préférais la douceur de
Maud, qui savait ce que voulait dire, consolation. J’aimais cette
petite juive, orpheline de guerre, à peine plus âgée que moi.
Son destin lui offrit une vie courte et moi, un profond chagrin
d’enfance.
Soixante
dix ans plus tard, sa présence se faisait régulièrement sentir
dans mes pensées.
Elle
vivait, là.
Je
croyais entendre sa voix, des bribes de conversation, nos rires, de
la rue Sébillot.
Les
hivers s’étaient répétés, ouvrant des portes béantes, sur
la rue des souvenirs. Les voleuses d’âmes qui s’emparaient des
vies en dés-errance, avec leurs bouches voraces et détruisaient
l’alentour en déversant l’injure sur leurs têtes,
dépérissaient puis allaient disparaître dans l’oubli.
Dans
l’errance, les âmes sœurs se rencontraient en toute saison, sans
rien demander à personne. Aimer sans accepter le mystère de
l’autre n’était que foutaise.
Sphère
en main, arrêté dans cette marche qui allait m’amener vers les
rives mortelles de l’Orne, j’étais incapable de donner une
raison à cette situation qui me dépassait. Il n’y avait, ni
soleil brûlant, ni marée menaçante, ni vagues audacieuses,
encore moins de pluies mordantes, qui auraient pu menacer ma
personne.
Non,
nous étions bien, un jour de septembre, mais de quelle année, à
quelle heure ? Je ne savais le dire.
Une
insurrection subite de mon cerveau, une mutinerie de mes idées,
m’avaient désarmés.
Mon
sang inaudible circulait lentement dans mes artères. Mon cœur
imaginait le pire pour l’avenir. Mes mains se taisaient, crispées
sur le ciel vide et gris plombant l’estran. Au fond de cette
vallée grise, qu’était le lit du fleuve, serpentait sa fin de
vie, sans gloire, de petit fleuve côtier.
Les
naufrageurs de morts, planqués sur les crêtes de la rive gauche,
attendaient les premiers cadavres des péris en mer, arrivant à
la marée montante.
Le
temps des rixes macérées dans le gwin ruz, sur les pavés du
port, s’éloignait. Ma jeunesse aussi. Les frères de la côte,
rue de la soif, cognaient sec à Saint-Malo et j’étais des
leurs.
Je
vieillissais dans mes secrets de sang caillé et d’œil au beurre
noir
A
son heure, le grand Youenn Gwernig avait du connaître aussi, ces
jeux de comptoir, qui se terminaient parfois, par une tournée
générale, en compagnie de Kerouac, aux Etats Unis.
J’aimais
sa vie, sa poésie, l’homme aussi, ses filles, excellentes
chanteuses, comme leur père.
Du
recueil trilingue An Diri Dir, j’avais extrait cette phrase
« Car
il faut que chacun
compose
le poème de sa vie ».
Et
depuis 1981, je m’appliquais à réaliser ce beau rêve.
M’étant
avancé sur la rive droite du fleuve, j’écrivis cette phrase, dans
la vase, avec la pointe en fer de mon bâton de marche. La vase
me renvoyait la force de Gwernig. Elle effaçait ma peur de tomber.
Il me restait à déposer ma sphère à côté et à reprendre mes
esprits.
Roger
Dautais
Route
78
«
Le voyage de la sphère » en hommage à Youenn Gwernig.
Estuaire
de l’Orne - Région Nord de Caen - Normandie