à Marie-Claude
La
mécanique des jours anciens.
Je
pouvais imaginer, malgré moi, à n’importe quel instant,
n’importe où, ce qu’il me restait à vivre Parce que les
lieux aussi, avaient une mémoire, capable de surgir et de me
provoquer des émotions. Certes, le land art m’apportait la paix
de l’esprit et, malgré tout, il me déplaçaient, en pleine
création, brutalement, jusqu’à mon enfance.
J’avais eu faim, dans les premières années de ma vie, peur, très
souvent. J’avais été élevé dans la douleur, les punitions,
l’enfermement , au point de revivre toutes ces scènes, très
souvent. Un enfer qui m’avait détruit.
Mais
ce rien me transportait aussi, dans ce paradis perdu, rejoindre
Edith et Maud, dans le ruisseau de la rue Sébillot. Mes seules
petites amies juives et orphelines de guerre, capables de me
comprendre et de m’aimer un peu, avec leur cœur d’enfant.
Nous
volions au temps tout ce que la vie ne nous accordait pas. Sans
heures, presque, sans repères, nous passions des heures dans la
rue, le ruisseau, à jouer, à chaparder, comme des enfants de la
guerre, livrés à eux-mêmes, toujours habités par cette même
peur que nous ne savions pas née d’une guerre vécue et subie.
C’était dur à décrire.
Me
venait, soixante quinze ans plus tard, cette mise en demeure
d’écrire, cette injonction de la vie passée qui pesait dans ma
vie, sans savoir exactement pourquoi j’aurais à le faire, puisque
le premier mot de l’histoire me manquait.
Je
pouvais diviser par dix, ce temps qui me restait à vivre, le
multiplier par cent ou mille, c’était inutile. Il m’échappait,
se coulait dans mes veines, me faisait avouer cette impossibilité
d’échapper au destin.
Que
devais-je faire de cette mémoire affective qui me jetait dans les
bras de ma mère, elle qui avait vu ces maltraitances dont
j’étais la victime, pendant des années, sans avoir jamais rien
dit à son mari .
Étais-je
devenu un vieux trop sensible, noyé dans des émotions inutiles ?
Impossible de le savoir. J’avançais sur mon chemin, ayant perdu
et enterré, beaucoup trop de monde. Je pensais souvent que c’était
à mon tour de partir, de laisser la place. Le coronavirus me
tendait les bras.
Alors,
j’avais fini par abandonner ce calcul et continué à charrier des
pierres jusqu’à mes dernières forces pour élever des cairns dont
personne ne savait évaluer le prix de l’effort
L’orage
avait laissé des traces dans mon cerceau et sur le sable. Des
rivières pourpres, quittaient le trait de côte et rejoignaient la
mer. Dans le bois de pins maritimes, une dizaine de corbeaux jouait
avec le vide et l’écho de leurs cris renvoyés par la mer. Tu
étais allée marcher, sur le chemin des douaniers, seule. Où
avais-tu trouvé refuge, pendant l’orage ?
Pourtant, je n’étais pas inquiet. Je te savais vivante et
revenant bientôt dans mes bras, pour m’embrasser avec tes
lèvres douces.
Roger
Dautais
Route
78
Cairn : Ile de Stuhan le Men Du |
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